écriture

mongol
un tigre dans le crane
fantaisies microcosmiques
thomas hawk
embouteillage
colza
marguerite, reine des prés
katak, suivi de luniq

le voyage de lou
lou la brebis
fleur de vache




mongol



Chapitre 1
Je m’en fous. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, je sais que je ne suis pas complètement idiot. Sombre idiot, dit papa quand il est en colère. Nadia, ma sœur, c’est Pauvre andouille. Maman, Bécasson. Et à l’école, alors là, tout le reste. Crétin, débile, niais. Ils m’appellent aussi Simplet, même si mes oreilles sont normales et mes habits à ma taille. A la récréation, ils se rassemblent autour de moi et ils me crient des noms. Tout ça parce que je suis lent. Je comprends tout aussi bien qu’eux, mais j’ai besoin de plus de temps.


« Le temps que ça arrive au cerveau, ouais !
- Tu parles, il en a pas, de cerveau !
- Eh, crétin, secoue voir ta tête ? »
Moi, gentil, je la secoue. Ils s’étranglent de rire :
« T’entends, c’est le petit pois qu’est dedans ! »
Tous autour de moi, ils me crient. Des injures et des noms affreux. Des qu’ils inventent aussi. Au début de l’année c’était « même pas né ». Parce qu’ils me trouvaient bébé, maman m’a expliqué. Et là, tout à coup, à la dernière récré, il y a Fabrice qui crie : « Mongol !” et tous les autres se mettent à répéter : « Mongol ! mongol ! mon-gol ! » Ils crient en tournant tout autour de moi, tellement fort, tellement vite que ma tête aussi commence à tourner. Je veux m’en aller mais Fabrice me repousse, je tombe sur le dos, sur mon cartable où j’entends mon petit jus de fruit exploser. Je me relève, j’essaie de sortir de leur cercle par un autre côté mais même les filles ne me laissent pas passer, Roxane et Julie crient le même mot que les autres, toutes excitées. Le jus d’orange me dégouline dans le dos, sur mon T.shirt, ils me poussent, ils m’encerclent, et ce mot, là, que je ne comprends même pas… alors je ferme les yeux et je crie le plus fort que je le peux.
Ce soir dans mon lit, j’en tremble encore. Au dîner, j’ai rien mangé, pourtant c’était gratin de nouilles, mon préféré. Quand maman vient me faire mon bisou du soir, elle passe sa main chaude sur mon front en murmurant :
« Qu’est-ce qui ne va pas, Ludovic ? »
Je ferme les yeux mais leurs cris restent dans ma tête. Alors je demande :
« Maman, qu’est-ce que ça veut dire, mongol ?»
Maman devient toute blanche.
« Qui t’a dit ça ?
- Les copains, à l’école.
- Ne les écoute pas, Ludo ! C’est rien que des… ! C’est rien ! »
Elle me couvre de baisers, dix au moins, elle éteint et elle sort.
Au bout d’un moment, j’allume ma lampe de poche. Je vais à mon bureau prendre le gros dictionnaire que papa et maman m’ont offert à la rentrée mais dont je me sers jamais et je cherche. Ça prend du temps de me rappeler l’alphabet, mais je finis par trouver. Page 658, juste après la planche des coquillages mollusques : « mongol,e adj : de la Mongolie. » En dessous : « Mongolie n.f : fourrure de chèvre de Mongolie. » Mongolie, avec une majuscule ! Je recommence à chercher après les pages roses, et je trouve, page 1551 : « plateau désertique et steppique de l’Asie centrale entourée de hauts massifs (grand Khingan, Altaï, Tien-Chan, Nan-Chan) » Sur la page d’en face, il y a la carte du monde, en bleu et blanc. Je vois la Chine dessus, pas la Mongolie. Je lis encore : « Mongols (empire des), empire fondé par Gengis-Khan (1206-1227), reconstitué par Tamerlan (1369-1405), fondé de nouveau par Baber… »
Je ne comprends pas. Pourquoi Fabrice et les autres m’ont appelé comme ça ?

Le lendemain, c’est mardi, jour de bibliothèque. D’habitude, je passe mon temps dans le coin des B.D., mais là, je prends discrètement le gros dictionnaire en couleurs pour aller le lire en cachette aux toilettes. Dans celui-là, c’est page 650 : « mongol,e : adj. et n. De Mongolie, n.m Groupe de langues altaïques parlées en Mongolie. » Evidemment, ils ne parlent pas français, là-bas, si loin. Je vais aux noms propres. Page 1482 : les mêmes montagnes, grand Khingan, Altaï, Tian Shan. Ils parlent des Mongols aussi : « peuple de haute Asie, vivant auj.princ. en république populaire de Mongolie et en Chine… » et puis plein de dates entre parenthèses. Je ne comprends pas tout. Auj.princ. par exemple. Ils disent que les Mongols étaient des guerriers très forts : « Les Mongols entreprennent des conquêtes sauvages et destructrices » C’est pas une injure, alors ? C’est pour me faire plaisir ?
A ce moment-là, j’entends Fabrice qui crie :
« Là, m’dame, là, je reconnais ses grolles pourries ! »
Je sursaute, le dictionnaire tombe par terre dans un grand bruit. Sous la porte, je vois les chaussures rouges de la maîtresse avancer, et puis d’autres encore, des talons, la dame de la bibli peut-être, et puis toutes les baskets et les sandales de ma classe.
« Qu’est-ce qu’il a encore inventé celui-là ? » soupire la maîtresse. « Ludovic ! Ludovic, ouvre cette porte ! »
Je ramasse le dictionnaire, les pages se sont pliées, je vais encore me faire disputer.
« Ouvre, Ludovic ! Ludovic, ça ne va pas ? »
J’ai envie de pleurer. Et tous les autres qui ricanent.
« T’as fait pipi dans ta culotte, bébé ? » crie Fabrice.
« Silence ! » fait la maîtresse.
Tout à coup, je me rappelle ce que je viens de lire. “Sauvages et destructrices”. Alors je ravale mes larmes, j’ouvre le verrou et je sors la tête droite :
« Je lisais. »
La maîtresse ne m’a pas cru. Elle me fait vider mes poches. Tout ce qu’elle trouve, c’est un paquet de chewing- gum à la fraise qu’elle confisque, et elle commence à feuilleter le dictionnaire pour voir où j’ai gribouillé, c’est ça son idée.
« Puisque je vous dis que je lisais ! » je répète.
« Toi ? Lire ? Et le dictionnaire en plus ? Ça serait bien la première fois !
- Que lisais-tu ? » demande doucement la dame de la bibli.
- Page 1482. « je réponds, avec hésitation.
La maîtresse mouille son doigt et feuillette. Plus personne ne rit.
« La page d’avant, tu veux dire ? La carte du monde ? Ça ?
- Non, page 1482.
- Voyons, voyons, voyons… Ah, c’est ça ? Monroe, Marylin Monroe ?
- Mais non, ça ! » je dis en posant mon doigt sur la carte de Mongolie.
« Tu te fiches de moi ! » crie la maîtresse. Elle claque le dictionnaire d’un coup sec et repart.
« Mais… » je fais.
« Tu t’intéresses aux pays lointains ? » demande gentiment la dame de la bibli.
« Seulement la Mongolie. » je réponds.
« Viens avec moi. As-tu regardé dans les revues ? »
Elle me fait asseoir à son bureau, tapote sur son ordinateur, et quand on retourne à l’école, avec la classe, j’ai deux livres et un journal pour moi tout seul, dans mon sac.


éditions neuf de l'école des loisirs
© karin serres




un tigre dans le crane



Yellow Banane. — Je n’écris plus, hollà, oui, j’écrivais mais non non non maintenant c’est fini ni ni, si vous aviez vécu ce qui est arrivé, si vous saviez... Cette main, là, tu vois ? Ben tu ne vois pas, justement, évidemment... C’est un tigre qui me l’a arrachée. Un tigre du Bengale, immense, musclé, souple, puissant à vous glacer le sang quand vous le voyez s’élancer sur vous en silence, se cambrer et puis d’une simple propulsion de ses gros coussinets, bondir sur vous, au ralenti, sans un bruit. Un tigre jailli d’une feuille de papier. La feuille de papier où je l’avais écrit : « tigr.. ». Tigré, chat tigré, je voulais écrire, notre chat qui s’était égaré, moi j’écrivais l’annonce pour le retrouver, “chat tigr...”, mais avant que j’aie pu tracer l’accent, celui-là, ce tigre, avait jailli du fond de la feuille pour me dévorer la moitié du bras. “Tigre !” j’ai hurlé. “Tigre, couché !” J’ai fait claquer mon fouet, ma ceinture, mon élastique, ma cravate. “On n’est pas au cirque”, il a feulé, “on est dans la jungle, au coeur de la sombre jungle de tes pensées.” Et d’un...

Entorse. —10h52 !

Yellow Banane. —...nouveau bond souple, doux, au ralenti et pourtant terrifiant, il s’est élancé jusqu’à l’intérieur de mon crâne où il s’est installé. (…)Il était là, sous mon crâne, respirant si fort que mes joues en tremblaient, toute ma peau, jusque dans le cou, il était là qui m’avait...

Entorse. — 10h59 !

Yellow Banane. —... envahi, et soudain j’ai entendu sa voix grave qui m’ordonnait —chuchotait-il ou hurlait-il ?—...

Entorse. — 11h !

Yellow Banane. —... je ne pouvais rien entendre d’autre qu’elle, je l’entendais, je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien, je n’entendais plus que sa terrible voix grave qui m’ordonnait :
Hierbinichking. — Ramène-moi dans la forêt.


Editions Théâtrales Jeunesse
© karin serres




fantaisies microcosmiques



extrait de "la nuit des carapaces" :
Tarse. Tibia. Fémur. Trochanter. Coxa. Très lentement, sans quitter des facettes l’émouvante blancheur qui monte derrière le mur, je commence à me déshabiller. Comme l’infinie foule de mes frères coléoptères, je retire une première patte de l’étroite emmanchure de ma carapace. Une deuxième. Une troisième. La nuit vibre de tous nos frottements cornés tandis que là-bas, derrière le mur, notre Mère à tous, fidèle au rendez-vous, s’élève peu à peu pour mieux nous voir venir La saluer. Sainte Manticore, quel appel aigü, Son grand cri blanc, puissant, envoûtant ! La nuit tourne, notre Mère s’élève, nous nous déshabillons, patte après patte après patte et…

La voilà ! Enfin ! Dans toute Sa splendeur argentée ! Parfaitement ronde dans le ciel de soie, immensément là ! Alors, dans une révérence rituelle infiniment dédoublée, notre million de fervents chevaliers dépose d’un même geste plein d’humilité armure, cuirasse, carapace sur la terre grasse et, nu, se remet en marche vers Ses rayons de lait. Nus, mous, tremblants, happés par Sa clarté. Nous marchons, non, nous courons de toute la force de nos six pattes dénudées, nos ridicules corps gélatineux et translucides tremblotent dans l’ombre, luisent sous l’effort, grelottent dans le vent de la nuit, trébuchent et se heurtent mollement, silencieusement. Le temps passe, la terre tourne, notre Mère monte toujours et nous, nous courons vers ce terrain de plus en plus proche qu’elle inonde de son extraordinaire lumière et… aaaaah !


Editions L'Avant-Scène Théâtre
© karin serres

créé en juin 2004 dans les Potagers du Roi au château de Versailles par la cie Phénomène et Cie, dirigée par Stéphanie Tesson




thomas hawk

Thomas. — Je le savais. C’est pas ici que j’aurais dû naître. Pas dans ce pays rabougri. Mais de l’autre côté de la mer, dans la grande Prairie, moi, au chant des coyotes, à l’ombre d’un cactus, dans la poussière du désert, dans la fraîcheur d’un canyon, au son des tam-tams de peau, pas dans cette brouillasse si étroite qu’elle me pile la tête !

Il sort.

Michelle. — Où tu vas ?
Thomas, off. — Nager !
Michelle. — Mais il fait nuit, Thomas !
Nadia. — T’y arriveras jamais jusque là-bas !
Falco. — Je le suis, maman. T’inquiète.

Falco sort.

Nadia. — C’est trop loin, Thomas, même pour tes grands bras musclés ! Des jours, des mois, des années, faudrait que tu nages ! Et en plus, t’auras des requins à l’arrivée, et pas te faire enfoncer par un méga tanker géant pétrolier ni, alors tu vois ?
Michelle. — J’aime le brouillard. On dirait qu’on va disparaître. On dirait que rien n’est vrai. Qu’on n’existe pas, en fait. Personne. Rien. Ça fait du bien.


école des loisirs
© karin serres




dans la foret profonde



SCENE 8
C’est la nuit. Erika fume sans bruit devant la maison, Antoine arrive, à pied, avec précautions.

ANTOINE . — Ohp pardon, je t’avais pas vue. Bonsoir, maman.
ERIKA. — D’où tu sors, toi ?
ANTOINE . — Terrain d’aviation, comme d’hab’, pourquoi ?
ERIKA. — A pied ?
ANTOINE . — Je suis resté trop tard, on discutait. Vélo crevé, plus de Rustines, magasin fermé, galère, obligé de rentrer à pied, traverser cette purée de forêt…
ERIKA. — T’as pas eu trop peur ?
ANTOINE . — Tu parles !…terrifié, ouais . Tu m‘en offres une ?
Erika lui tend une cigarette.
ERIKA. — Tiens. Tu devrais pas.
ANTOINE . — Juste pour chasser les moustiques.
ERIKA. — Comme moi.

Silence fumeur.

ANTOINE . — Quelque chose qui cloche ?
ERIKA. — Rien. Ton père a juste pété un câble.
ANTOINE . — D’alime ?
ERIKA. — Non, dans sa tête. Pété un fusible, quoi. Perdu les pédales.
ANTOINE . — Papa ?
ERIKA. — Ton père, oui. Mon mari. L’homme le plus tranquille, le plus banal, le plus raisonnable de toute la famille, de tous les cadres bancaires, de toutes les forêts réunies, aaarghh !
ANTOINE . — Quoi, quoi ?
ERIKA. — Son congé, il vient de donner à la banque ! Aujourd’hui ! Pour un an ! Renouvelable ! Renouvelable non mais t’entends ?!
ANTOINE. — Il monte une start-up ?
ERIKA. — Si seulement !
ANTOINE. — Tu pleures ?
ERIKA. — De rire.
ANTOINE . — Je te crois.
ERIKA. — Je ne sais même pas pourquoi il a fait ça, juste… des piles et des piles de livres de la bibli, il a rapporté, plein la remorque, tu verrais, bourrée, brinquebalée derrière son Solex qui patinait dans la boue du sentier…
ANTOINE . — Où il est ?
ERIKA. — Va voir…

SCENE 9

Antoine entre dans la maison, ébloui un instant par la lumière. Raoul est là, qui lit.

ANTOINE . — Alors, papa…
RAOUL. — Chttt, les petits.
ANTOINE, bas. — Je viens de voir maman, là, dehors… Elle m’a dit comme ça que… Il paraît que tu vas plus travailler ?
RAOUL. — Oui.
ANTOINE . — Juste une question : qu’est-ce que tu vas faire à la place ? Parce que maman…
RAOUL. — Je l’attends, Antoine.
ANTOINE . — Hein ?
RAOUL. — Je l’attends.
ANTOINE . — Qui ?
RAOUL. — Celui qui se cache dans la forêt.
ANTOINE . — T’as entendu ça aux infos ?
RAOUL. — Mais non, depuis des millions d’années il se cache, abruti.
ANTOINE . — Doit plus être tout jeune, alors…
RAOUL. — Les autres, ils le cherchent, ils l’ont chassé, pourchassé, alors forcément il a peur, il s’effraie, qu’est-ce que tu ferais à sa place ? Pareil, planqué ! Mais moi, je vais faire le contraire. Moi, je vais l’attendre, le laisser, lui, s’approcher. Et… petit à petit… l’apprivoiser. Le premier, vivant, ce sera à moi qu’il se montrera.
ANTOINE . — Mais qui ? Quoi ?
RAOUL. — Celui que j’attends.


école des loisirs
© karin serres




embouteillage



Toute la vie
Pierre est devant, à la place du conducteur, en habit. Marie, la mariée, est derrière, en diagonale, son grand voile étalé.

Marie. — Qu’est-ce qu’il se passe ?
Pierre. — Arrêtés.
Marie. — Comment ça arrêtés ?
Pierre. — Un bouchon, je ne sais pas. Bloqués, quoi.
Marie. — Un accident ? Oh, pourvu que …
Pierre. — Avec cette purée de pois, c’est fatal…
Marie. — Quand même, quand même…
Pierre. — Ne vous en faites pas, on a encore largement le temps d’arriver.
Marie. — Oui, vous croyez ?

Silence.

Marie. — Non, mais ça n’avance vraiment pas ?
Pierre. — A votre avis ?
Marie. — Je sais mais…
Pierre. — D’accord, on va passer par au-dessus : turbopropulseurs, cosmo-fusées…
Marie. — Pfff ! Si seulement…
Pierre. — Désolé. Ce n’est qu’une pauvre D.S, modèle…
Marie. — Si ça continue, on ne sera jamais à l’heure à la mairie !
Pierre. — Si ça continue comme ça, oui.
Marie. — Et… et tout le monde va s’inquiéter !
Pierre. — Meuh non, ils vous savent en sécurité.
Marie. — Bien sûr, ce n‘est pas ce que je voulais dire. Pourquoi je n’ai pas pris mon portable, moi ? Vous voyez ce que c’est pratique, une robe de mariée : pas de poches, rien ! Pas de sac non plus, les mains déjà occupées par le bouquet, cet affreux bouquet, vous ne trouvez pas ? complètement raté, du mauve avec du… Qu’est-ce qu’ils vont penser ?
Pierre. — Qu’on s’est enfuis aux Galápagos.
Marie. — Pardon ?
Pierre. — Ou bien à Las Vegas,…
Marie. — Aux casinos ?
Pierre. — … pour se marier instantané.
Marie. — Qui… nous deux ?
Pierre. — Oui !
Marie. — Non ! Attendez… Vous ne me faites pas le coup de la panne quand même ?! Pas aujourd’hui ? Pas dans cette robe immaculée. Pas vous, le meilleur ami, le… le témoin de mon futur mari ?!
Pierre. — Je plaisantais.
Marie. — Non mais je rêve !
Pierre. — Ça va, elle marche très bien, la voiture, regardez…
Marie. — Alors repartez ! Tout de suite !
Pierre. — C’est une voiture, Marie, pas un tank. Je ne peux pas rouler sur les autres voitures de devant.
Marie. — Mais pourquoi elles n’avancent pas celles-là ?!!!
Pierre. — Le brouillard, sûrement.
Marie. — Et alors ! Elles n’ont pas de phares ?! Pas de… pas de radar, de… Ils n’ont qu’à rouler la tête à la fenêtre !
Pierre. — Même la tête dehors, on n’y voit vraiment rien, Marie.
Marie. — Vous avez qu’à vous acheter des lunettes !

Silence.

Marie. — Excusez-moi. Je sais bien que c’est pas vous, directement, qui…
Pierre. — Non, je comprends.
Marie. — Vraiment ?

Silence.

Pierre. — Vous n’avez rien à manger ?
Marie. — Mon bouquet ? Oh moi aussi, ce que j’ai faim tout à coup ! Ce matin, j’étais tellement excitée que je n’ai rien pu avaler et voilà, maintenant je m’en mords les doigts…
Pierre. — Ah ? Bonne idée !

Il fait mine de se manger les doigts. Elle rit.

Marie. — Je me connais. Si je ne mange rien, je vais défaillir. Tomber dans les pommes avant même d’avoir pu dire oui…
Pierre. — C’est le destin.
Marie. — Quoi ?!
Pierre. — Epouse-moi, Marie. Epouse-moi, moi. Pas Fabien !
Marie. — Mais…
Pierre. — Je suis fou de toi depuis le premier jour où il m’a fait te rencontrer, depuis la première seconde où je t’ai vue, où tu m’as souri, dans ce café, rappelle-toi…
Marie. — Tu… tu…
Pierre. — Regarde cette purée de pois ! C’est pas le destin, ça ?
Marie. — Quel…
Pierre. — Le destin qui nous force la main ! Qui t’empêche de rejoindre Fabien ! Qui te l’interdit, même ! Epouse-moi, Marie. Là. Maintenant. Tout de suite. Dis-moi oui. Dis-le moi !
Marie. — Mais… mais Fabien ?
Pierre. — Il comprendra !
Marie. — Et… ma famille ? Les invités ? Les témoins, au moins ?

Montrant les deux spectateurs.

Pierre. — (aux 2 spectateurs) Madame ! Monsieur ! Vous voulez bien ? (sans attendre leur réponse) Tu veux alors ? Tu es d’accord ?
Marie. — Mais… et le maire ? Le… le curé ?
Pierre. — Moi : je l’ai été ! Oui ! Défroqué maintenant ! Une histoire malheureuse, sans importance, c’est toi que j’attendais, Marie, je t’ai toujours attendu, oh, Marie ! Marie ! (aux 2 spectateurs) Vous êtes prêts ? (sans attendre leur réponse) Pierre Lamballe ici présent, veux-tu prendre pour épouse Marie Molina et la chérir toute ta vie ? (Il se répond) Oui, je le veux. (à Marie) Marie Molina, ici présente, (chérie !), veux-tu prendre pour époux Pierre Lamballe et le chérir toute ta vie ?
Marie le regarde sans rien dire.
Pierre. — Toute ta vie ? Toute ta longue vie, à ses côtés, dans la chaleur éternelle de son amour ébloui ?
Marie. — Oui…Oui… Oh oui !
Pierre. — Je nous déclare unis par les liens du mariage.
Marie. — Unis…
Pierre. — Pour la vie…
Marie. — Pour la vie…
Pierre. — Immobiles.
Marie. — C‘est vrai !
Pierre. — Dans ce marécage.
Marie. — Oui.

Il sort une poignée de riz de sa poche qu’il égrène en pluie au dessus de Marie.

Pierre. — …où nous cultiverons notre riz. Agrémenté de baies sauvages…
Marie. — De têtards crus…
Pierre. — … d’ombles pêchés à main nue…
Marie. — Nus.
Pierre. — Toute la vie.
Marie. — Toute la vie.
Pierre. — Bloqués ici.
Marie. — Ici, oui.


éditions Théâtrales
© karin serres

Embouteillage a été crée à La Ferme du Buisson, Festival d'Avignon, Mulhouse, Barcelone, Fécamp - Mise en scène : Anne-Laure Liégeois




colza



C’est le matin. Grand, appuyé à la fenêtre aux volets entrebâillés, regarde au dehors.


Grand. - Un matin, je prendrai le car sur la place, dans le brouillard, je monterai dedans tout éclairé avec ma carte pleine de livres, j’irai m’asseoir, le car claquera ses portes plates et il m’emportera comme tous les autres le long de ses phares pour apprendre les choses.

Petit passe, en train de s’habiller.

Petit. - Maman ! Tu crois que je vais pouvoir y aller, au talus ?
Maman, off. - Sûrement pas ! Il a trop plu ! Dépêche-toi !
Petit, à Grand. - Qu’est-ce que tu regardes ?
Grand. - L’herbe.
Petit. - Oui quoi ?
Grand. - Elle coule.
Petit. - Hein ?
Grand. - Regarde.
Petit. - T’as raison. Oui, on dirait. Tellement le soleil l’éclaire par derrière, sans doute, tellement ça la rend transparente… On dirait, tu sais quoi ? Du sirop de menthe !

Allers et retours de Petit qui se prépare pour l’école.

Petit. - Qu'est-ce que tu regardes ?
Grand. - Il y a un message pour moi.
Petit. - Où ça ?
Grand. - Je sais pas, je cherche.
Petit. - Un message de quoi ? Avec des lettres ? Un papier ? A la craie ? Des signes ? Comme un jeu de piste ? Ou bien dans le ciel ? Des signaux de fumée ? Dans les nuages ?
Grand. - Juste un message.
Petit. - Mais un message pour quoi ?
Grand. - Pour me dire où faut que j’aille.
Petit. - Tu veux partir ? Sans moi ?
Grand. - Un jour.
Petit. - Ah, moi aussi alors, tous les deux, on partira, je vais regarder, t’en fais pas, dès que j’ai trouvé, je te préviens, allez, j’y vais.

Il embrasse Grand et va pour sortir.

Grand. - Eeh, ta carte !

Grand tend son cartable à Petit qui le prend et sort.

Grand. - Le colza, même la nuit, ça éblouit. Le mieux, c’est quand il va pleuvoir, au ras du ciel gris-noir…


éditions école des loisirs© karin serres

Colza a été crée au Théâtre de L'Est Parisien le 8 Janvier 2004, puis tournée
mise en scène & scénographie: Karin Serres
lumière : Bertrand Couderc
son : Madame Miniature




marguerite, reine des prés




SCENE 5
Greta, Muguette puis Gilbert et Ludovic Entrée de Muguette avec le jour comme la veille, qui prépare le petit déjeuner. Ludovic bat en retraite. Du dehors arrive Greta.

GRETA. — Bonjour bonjour !

Elles s’embrassent quatre fois.

MUGUETTE. — Tenez Greta servez-nous, j’ai les mains prises.
GRETA. — Qu’est-ce que c’est ? Vous partez en pique-nique ?

GRETA. — Et ça, qu’est-ce que… ?
MUGUETTE. — Son petit-déjeuner.
GRETA. — Pardon ? Combien il y en a-t-il non attendez, une vingtaine au moins, vingt, non, vingt oeufs c’est ça ? Vous voulez la faire exploser ?
MUGUETTE. — Elle adore les oeufs, vous inquiétez pas.
GRETA. — Non mais… tous durs ?
MUGUETTE. — Que sept. Après, c’est vraiment trop sec, ça passe plus. Le restant, elle les gobe crus.
GRETA. — Erk !
MUGUETTE. — Vous m’aidez ? MUGUETTE. — Céréales mixées avec du miel et du lait concentré. Goûtez, goûtez allez-y, ça se mange, vous savez.
GRETA. — Je m’en doute mais… ce n’est pas un peu…?
MUGUETTE. — Trop raffiné ? Dans la vie, moi je dis, faut savoir ce qu’on veut, pas vrai ? Et nous, ce qu’on veut, c’est qu’elle gagne, notre Marguerite ! Qu’elle remporte le trophée. Grâce à vous, Greta.
GRETA. — Mais non.
MUGUETTE. — Si si, c’est un peu vous qui nous avez donné l’idée quand même, faites pas la modeste. Alors maintenant jusqu’au grand jour : pas de quartier !
GRETA. — Pas de quartier !
MUGUETTE. — Tout pour elle ! La victoire, faut la mériter ! Faut la vouloir ! Faut…

Passe Gilbert qui essaie de sortir discrètement.

MUGUETTE. — Où tu vas toi ?
GILBERT. — Dehors. Bonjour Greta.
GRETA. — Oh bonjour Gilbert. Comment allez-vous ce matin ?
MUGUETTE. — Et qu’est-ce que t’as dans les mains ?
GILBERT. — Moi ? Rien.
MUGUETTE. — Montre-moi, dis-donc oh, tu me prends pour un aveugle ou quoi ? Tu crois que je te vois pas te défiler avec ton petit air sournois ? Hein, Greta, qu’il a l’air sournois ? (à Gilbert) Montre !
GILBERT. — Là. T’es contente ?
MUGUETTE. — C’est quoi ?
GILBERT. — Tu sais pas lire peut-être ?
MUGUETTE. — C’est pour quoi faire ?
GILBERT. — Ça te regarde pas.
MUGUETTE. — Quoi ? Quoi ? Ça me regarde pas à moi ? Non mais vous entendez ça, Greta ? Et d’où c’est que tu le sors, l’argent pour l’acheter, ta peinture à la noix, pauvre traîne-savates ? Gagne-rien ! Crache misère !
GILBERT. — Oh, ça va…
MUGUETTE. — De vider le porte-monnaie commun, ça te fait rien ? De priver tes propres enfants de nourriture ? De jeter toute ta famille sur la paille pour…
GILBERT. — Pro-mo, tu sais vraiment pas lire ?
MUGUETTE. — Les asperges aussi elles sont en promo ce mois-ci à l’Unico…
GRETA. — Non ?
MUGUETTE. — … seulement moi tu vois, j’en ai pas pris, parce que moi je ne pense pas qu’à moi, et j’ai l’impression que malheureusement, dans cette maison, y a que moi dans ce cas-là, j’ai pas raison peut-être ? Dis-moi pour quoi c’est faire au moins,. Gilbert ! Dis-moi le ! Parle-moi ! Merde enfin Gilbert, tu vas pas te mettre à avoir des secrets pour moi, je suis quand même ton conjoint…
LUDOVIC. — Ta conne jointe plutôt…

Muguette baffe Ludo qui passait.

MUGUETTE. — Toi !
LUDOVIC. — Damn !
GILBERT. — C’est pour l’estafette.
MUGUETTE. — Quoi ma fête ?
GILBERT. — L’estafette. La camionnette.
MUGUETTE. — Eh ben oui quoi ? Depuis le temps que je te dis qu’on devrait la vendre celle-là, au poids, pour s’en racheter une meilleure, avec la tonne de ferraille qu’elle pèse, à pousser dans la grande côte chaque fois qu’elle nous lâche !
GILBERT. — Je voulais juste la repeindre.
MUGUETTE. — Quoi ?!
GILBERT. — …pour elle.
MUGUETTE. — Mais pauvre crétin, qu’est-ce que tu veux qu’elle…? Oh ! Pour elle ? C’est ça que tu viens de dire ?
GILBERT. — Oui. Pour elle, quoi.
MUGUETTE. — Mais Gilbert, pourquoi ?
GILBERT. — Comme… tu sais, les stars, là, sur les tournages de cinéma. Chacun dans sa petite caravane…
MUGUETTE. — Avec son nom au dessus de la porte, en rond ?
GILBERT. — Et des petites loupiotes sur tout le pourtour des hublots et…
MUGUETTE. — Oh mon Gigi…
GILBERT. — Tu vois ?
MUGUETTE. — Ben alors qu’est-ce que t’attends ? Vas-y ! Fais ce que tu dis, au moins une fois dans ta vie, ça nous changera ! (à Ludovic) Et toi, va l’aider au lieu de quoi faire d’ailleurs ? Qu’est-ce que tu faisais ? Et d’où tu sors comme ça, tout dépenaillé, tout…?

Gilbert et Ludovic sortent.

MUGUETTE. — Et partez pas trop loin, hein, on va bientôt déjeuner ! De toute façon je m’en fous, quand c’est prêt c’est prêt, je me tuerai pas à vous appeler !
Elle se laisse tomber sur une chaise.
MUGUETTE. — Oh ces hommes !
Greta lui re-sert un coup.
GRETA. — Allez, allez…
MUGUETTE. — Non mais des fois…
GRETA. — Tenez, avec l’argent du trophée, vous pourrez vous payer une petite croisière, Muguette, rien que pour vous.
MUGUETTE. — Toute seule ? Merci !
GRETA. — Alors avec une amie…
MUGUETTE. — Non Greta, vous savez quoi ? Vous pouvez garder un secret ?
GRETA. — Moi ? Je suis muette comme une tombe.
MUGUETTE. — Sans rigoler.
GRETA. — Juré.
MUGUETTE. — Avec l’argent du trophée, moi, je me paie des nouveaux cheveux.
GRETA. — Une perruque ?
MUGUETTE. — Des nouveaux cheveux, des vrais. Regardez.
GRETA. — Han !
MUGUETTE. — Depuis le début de cette histoire, je les perds par poignées. Ils tombent partout. Je sais pas ce que c’est.
GRETA. — Les soucis, Muguette.
MUGUETTE. — Les responsabilités, oui.
GRETA. — Vous pensez trop aux autres, voyez.
MUGUETTE. — C’est mon destin Greta. Rien à faire. Notre Marguerite doit gagner ! Cet été ! Plus que huit jours, mon dieu…
GRETA. — Et la levure de bière, vous avez essayé ?


Editions Ecole des Loisirs
© karin serres

Marguerite, reine des prés a été crée à Fécamp- Scène Nationale

Mise en scène : Anne-Laure Liégeois
lumière et vidéo : Bertrand Couderc




katak, suivi de luniq



LUNIQ (extraits)
Con, seul, affreusement seul, dans cette forêt vide et enneigée, où l’on n’entend que la neige qui fond et goutte des arbres, démonte ce qui reste de son camp et ramasse le peu d’affaires que la Souris lui a laissées intactes. Soudain il sursaute : chompf, chompf, chompf, chompf… Entre un petit homme hirsute .

TITBET. - Saluq. Saluq, savat’ ?

Con le touche avec terreur.

CON. - Vivant ! Un allié !
Prends garde, ici les morts rendent fou à lier.
Les morts ! Les morts ! Les morts ! Ne crains-tu point leurs cris,
Leurs reproches, la foudre au fond de leurs yeux gris,
L’horrible peau battant dans le vent retournée
Ni l’étreinte glacée de leurs doigts décharnés ?
Là se tenait mon frère, immense, transparent,
Horrible, éblouissant, Carcasse le tyran !
TITBET. - Tulkroqoqu qtevoq ? Kirisk aouïssressit’.
TuQo qamlaboaq, qapavoululévit’.

Titbêt lui tend la main.

TITBET. - Titbêt qiqrapaût.
CON. - Tu parles... trahison !
C’est un singe rasé de la race-poison !

Con jette Titbêt par terre.

TITBET. - Tuqiqruqtulatuq...
CON. - Tais-toi ! Que je sois sourd !
TITBET. - LaBoasurvequt’...
CON, le frappant - Ah tais-toi pour toujours !
TITBET. - Tularevu luniq ? Ataaqorqiteq ?
Povmeq. Choq, evaquq, choq, qritaraj, choq, meq !
CON. - Comment sais-tu.. ? Tais-toi, vil macaque pervers !
Vous n’avez pas le droit de profaner nos vers !
Ni de savoir nos vies dans les pires détails !
Ni de ne pas trembler quand nos coups vous entaillent !
Vous n’en avez qu’un seul, c’est celui de mourir !
Il le frappe. Titbêt rit.
CON. - Jamais je n’aurais cru que mes coups feraient rire.

Il le frappe. Titbêt rit encore.

CON. - Mais ne souffres-tu point ? Vraiment ? Tu es tordant !

Idem.

CON. - Prends ça ! Brisons ton bras ! Tes pieds ! Crache tes dents !
Sous ce dernier coup, Titbêt s’effondre soudain par terre.
CON. - Copain, ça ne va pas ? Eh, comment tu t’appelles ?
Arrête ! Ouvre les yeux ! On joue, tu te rappelles ?

Titbêt semble mort. Con pleure. La neige commence à tomber.

CON. - Pourquoi suis-je si Con et suis-je si brutal ?
Quand je cueille une fleur, je perds tous ses pétales.
Quand j’ai un bon copain, je le tue d’un seul coup.
Et quand j’aime une femme, je perce son cou.
Tu m’avais compris, toi. Comme on riait ensemble !
Aujourd’hui je suis las que mes jours se ressemblent...
Quand il neige, on dirait que rien n’existe plus.
D’où tombe cette neige ?(en colère, au ciel) A qui ai-je déplu ?
Pour la première fois de ma trop courte vie
Je suis seul et j’ai froid et je me sens suivi
Et j’ai peur des fantômes : toi, que j’ai tué,
Vais-je voir ton aura se reconstituer
Au dessus de ton corps mort, flottant dans les airs,
Immense, transparent, hurlant comme un geyser ?
(paniqué) J’ai peur ! Non, laisse-moi !
TITBET, revenant à lui - Savat’ ?
CON. - Non ! Au secours !

Con se lève et sort en courant, affolé.

CON. - Je ne t’ai pas tué !
TITBET. - Kromeq !
CON. - Non, tu te goures


éditions Très-Tôt Théâtre
© karin serres

Luniq a été crée à Athenor-Théâtre de Saint-Nazaire

Mise en scène : Etienne Pommeret
avec Axel Bogousslavsky, Pierre Gérard, Daniel Znyk,Thierry de Carbonnière




le voyage de lou




éditions père castor-flammarion
© karin serres




lou la brebis




éditions père castor-flammarion
© karin serres




fleur de vache




éditions père castor-flammarion
© karin serres