lundi 29 novembre 2010

La vibration des langues

Entre soleil et pluie battante, je viens de vivre un extraordinaire moment de théâtre en euskara (la langue basque) à St Jean de Luz.

Tout a commencé samedi après-midi, avec la finale régionale du championnat des bertsularis pour laquelle le Théâtre du Rivage, connaissant mon appétit des langues, m’avait offert une place. Pendant plus de deux heures, au milieu de trois mille personnes de tous âges, j’ai plongé dans ce monde d’improvisation poétique rimée et chantée sur des thèmes les plus variés, dans une vraie ferveur rock, et la théâtralité de cet art m’a frappée : l’entrée des huit jeunes concurrents sous les vivats ; leurs voix successives, comme des flèches sonores dans l’espace de l’immense salle, vibrantes et claires ; l’émotion provoquée par le duo mots/musique ; et la force émouvante du chœur de la foule —trois mille voix— qui les reprend, parfois même les devine et les accompagne. Quelle intensité dans ces secondes d’attente en silence, pendant qu’un duo de bertsularis, tête baissée, balançant d’un pied sur l’autre, laisse l’inspiration lui monter, face à nous tous, muets. Quelle force soudain lancée quand la voix du premier jaillit planté derrière le micro, mains enfoncées dans les poches, pieds enracinés dans la scène, puis quand le second répond et relance. Et quelle magnifique écoute du public, suspendu à leurs lèvres, quelle attention aigüe, quel dialogue sensible d’une immense théâtralité !
Parce que je ne parle pas euskara, j’ai écouté autrement : avec toutes mes oreilles, mes yeux, mes antennes. Et cela m’a permis de découvrir la force de ce moment rare, et de partager, à ma façon, cet échange spectaculaire entre les bertsularis et nous, leur public, au cœur de la langue, de sa subtilité et de sa création improvisée.

Le lendemain, c’est le même effet qui s’est produit, encore décuplé, lors de la lecture-spectacle d’Eskimal Kabiliarra (ma pièce “L’eskimo kabyle”, traduite en euskara par Hartzea Lopez, avec le soutien de l’Institut Basque), mise en scène par Pascale Daniel-Lacombe, au Théâtre du Rivage, avec Iniazio Tolosa et Beñat Achiary. Cette pièce n’a jamais été créée en français, c’était donc un grand moment pour moi : tant que mes pièces n’ont pas été jouées, elles ne sont pas vraiment nées.
Ne parlant toujours pas euskara, j’ai assisté à ce moment de théâtre de tous mes yeux, de toutes mes oreilles, de toutes mes antennes déployées et je l’ai ressenti au-delà des mots et du rationnel, je l’ai éprouvé, il m’a traversée de part en part, m’a remplie de la tête aux pieds, m’a transportée. Grâce à cette attention décalée par la langue, j’ai ressenti plus encore l’excellence des interprètes, leur justesse profonde, l’intelligence et leur direction et le monde de fiction théâtrale dans lequel j’ai reconnu, seconde après seconde, l’entièreté de ma pièce, tout ce que j’avais voulu y mettre, en l’écrivant, et qui dépasse l’écriture : la solitude, le dénuement, la douleur, la pluie ruisselante dehors comme dedans, le jeu fantomatique des ombres, la rage des mots griffant le mur de kraft, l’espace qui bascule soudain, la chair des sons et des chants, la puissance poétique salvatrice, la langue habitée par l’homme comme l’homme par sa langue et son âme chantante, animale, vivante, dernière fidèle à l’accompagner.

Ecrire du théâtre, pour moi, c’est écrire des provocations poétiques, ouvrir des portes sur des mondes inventés qui parlent mieux de la réalité, charger la langue d’émotions rayonnantes, de sons évocateurs et de non-dits profonds. Voilà pourquoi toutes les langues me passionnent dans leur essence et pourquoi je saisis chaque occasion, quand je travaille ailleurs, d’apprivoiser leur chair et d’interroger leur singularité.
Alors hier, quand, remplaçant la richesse de l’euskara et ses échos inuktikuts, le vent des pôles, né d’un cintre métallique tournoyant, a empli l’immense hangar du Rivage, j’ai été submergée par l’émotion de cette rencontre artistique rare.
Grâce à ces deux jours, plus que jamais, je crois dans le frottement des langues sur nos scènes de théâtre d’aujourd’hui. Je crois dans leur immense force dramaturgique, leur vibration rayonnante et la relation nouvelle, sensorielle, intime et intuitive, que leur rencontre tisse avec le public. Ce spectacle en est la preuve vivante. Je lui souhaite une belle, riche et longue vie de voyage à la rencontre de tous les publics des pays basques nord et sud et d’ailleurs, surtitré, et j’attends avec appétit ma prochaine rencontre théâtrale avec l’euskara.