samedi 5 novembre 2011

Antonio Lobo Antunes est-il soluble dans l’espace-temps, et réciproquement ?

Texte écrit pour le projet "Entendez Voir, La littérature est-elle soluble dans la télévision ?", imaginé par l'Ina et la Maison des Ecrivains, et lu à l'Auditorium du Petit Palais mercredi dernier.

Ça commence un vendredi à 14h, dans la salle de visionnage de l’INA, face à l’écran, main gauche sur le clic droit, après que Joëlle m’ait expliqué la manipulation des fenêtres et apporté du thé : lequel tu préfères ? / un thé vert / les deux sont verts / alors Gen Maïcha
mais tout commence réellement il y a quatre ans, quand je choisis le Portugal comme destination inconnue pour le projet “Partir en écriture” du Théâtre de la Tête Noire, saison I, thématique: Le bout du monde (parce qu’au bout, le monde tombe forcément dans la mer)
Où, au Portugal ? Patrice me raconte Lisbonne, les cages à oiseaux dans l’Alfama, les trams et surtout Cacilhas, de l’autre côté du Tage, Cacilhas et ce café au bord du fleuve, dont on se transmet le nom de voyage en voyage : O Ponto Final.
O ponto final, o meu ponto inicial ? (Le point final, mon point de départ ?)

Va pour Lisbonne ! je dis, et je me renseigne sur les auteurs portugais vivants, à lire avant de partir. Ils sont deux, il paraît : Lobo Antunes et Saramago, mais si vous aimez l’un, vous ne pourrez pas aimer l’autre (des conneries, me dira José).
Alphabet oblige, je commence par Lobo Antunes (Antoine Loup Antoine). Ses romans aux titres étranges prennent toute une ligne. J’achète “Explication des oiseaux” pour savoir si c’est lui qui explique les oiseaux ou les oiseaux qui s’expliquent eux-mêmes. De retour chez moi, peut-être dans la rue déjà, j’ouvre le livre, sa langue me happe comme un trou noir aspire tout ce qui passe à sa portée et j’attrape la Lobo Antunite (c’est lui qui dit qu’il aimerait qu’on attrape ses livres comme on attrape une maladie) : je plonge dans un tourbillon de vie qui m’arrache à ma réalité, un rendez-vous électrique au cœur d’un monde plus riche, plus vivant, plus foisonnant, plus incontrôlable et plus réel même que la réalité.
Pire qu’attraper la Lobo Antunite, je deviens Lobo Antunomane : je n’ai pas encore tout lu, car c’est si puissant qu’il faut reprendre mon souffle ; et j’en garde aussi, intentionnellement, pour que ce pur plaisir de littérature dure le plus longtemps possible.
Alors, cet après-midi de septembre, à l’Ina, main sur la souris, au moment de lancer le premier reportage numérisé, je me demande : comment peut-on parler d’un écrivain comme celui-là et de son écriture, à la télévision ? Comment parler d’un écrivain, à la télévision, de toute façon ? Qu’est-il est important de dire, de montrer, ou au contraire de cacher ? Et lui, lui si particulier, comment donner envie de le découvrir ?
Les portugais que je rencontre s’étonnent tous que je le lise avant Saramago. Il y a deux étés, dans la voiture qui m’emmène à toute allure vers Costa da Caparica, la plage venteuse aux eaux glacées, étrange décor de cinéma à l’abandon, hôtels de luxe neufs émergeant du sable, leur haie de drapeaux claquant au vent, route de planches menant vers nulle part, piscines vides, restaurants en ruines et une armée de chiens errants, la nuit, entre les palmiers édentés, dans la voiture toutes vitres baissées tellement il fait chaud, et mon bras mou dehors, l’air interloqué du conducteur- stagiaire quand je lui demande comment c’est, Aveiro : pourquoi aller là-bas ? C’est un trou, c’est moche ! / Oui mais moi j’y pense, à cet endroit, depuis que j’ai lu « Explication aux oiseaux », j’ai été/je suis toujours (une partie de moi) ce Rui qui erre, en plein hiver, les pieds dans la vase, coincé dans le sandwich de ciel et d’eau superposés, à fleur de terre.

Je lis “Retour des caravelles”, chaque soir de mon premier séjour à Lisbonne, dans mon bain, avec une bière, (Monastère des Hiéronymites, pasteis de Nata, éblouissant reflet du soleil métallique sur le Tage qui bat au pied du monument aux grands navigateurs qui se bousculent des trois côtés : eh, oh, poussez-pas !)
Et je lis “La Splendeur du Portugal”, un été, en plein soleil, tartinée de crème, sauvage Noël de solitude clignotant comme un vieux sapin synthétique
Et je lis “Le cul de Judas”, à Paris, soufflée par la moiteur de l’Afrique.
Et je lis “Mémoire d’éléphant », à Berlin, son premier, dans une langue qui se cherche, qui s’étouffe elle-même, mais l’intérieur, l’intérieur de cet homme !
Et je lis ses trois “Livres de Chroniques”, parfaits pour le métro, coincée dans la foule aux bras de sueur mais moi, tellement ailleurs que j’en laisse passer ma station
Et, bientôt, je l’ai commandé, je vais lire “N’entre pas si vite dans cette nuit noire”, j’ai déjà faim du goût de l’obscurité dans ma bouche.

Vendredi 9 septembre 2011, dans la petite salle de visionnage de l’INA (on dit visionner, ici, pas regarder), je lance une émission après l’autre, chronologiquement. J’apprends beaucoup sur Antonio Lobo Antunes. Je l’écoute parler, toujours en français. Quand je comprends son rapport au temps, l’immense présent africain qui contient aussi le passé et le présent, ou ses affinités avec Faulkner, je pense : bien sûr que je devais ouvrir ses livres, un jour, bien sûr que je devais rencontrer cette écriture et cette explosion d’humanité à travers l’espace-temps
mais quelle chance m’a guidée, il y a quatre ans, pile au moment parfait, m’a fait lire cette écriture difractée, ce monde non limité par la linéarité au moment où le temps, passé, futur et présent mêlés, se catapultaient à l’intérieur de moi sur le quai de Cacilhas, ouvrant d’un grand coup de pied cette porte qui jusque là ne faisait que battre doucement ?
Le quai de Cacilhas, deux fois rebroussé chemin tellement non, ça ne peut pas être là. Mais si. Vacarme du moteur de ferraille orange sur les vagues vert de gris, baraques en ruines, vantaux fermés, façades taguées, la peur quand on passe : qui s’y cache ?, un chien pelé boit dans une flaque entre les pavés, le mur intérieur de coquillages incrustés, la falaise d’herbes sauvages, l’enseigne du Real Vinicola s’allume au crépuscule, verte, et au bout du bout du quai, le restaurant vide où je mange toute seule face au Tage déchaîné (ma chance d’être venue en hiver !)
et je marche beaucoup aussi, je marche plus que je n’écris, j’écris dans ma tête avec mes pieds (marche-t-il, lui aussi ? on montre rarement les pieds des écrivains)
je marche du matin au soir pour casser le rationnel qui me ligote, pour percer la façade, la surface, la linéarité, pour épuiser la raison, pour me secouer, pour crever la peau du visible
comme l’Angola l’a fait pour lui, il dit, l’Afrique, la guerre, l’hôpital psychiatrique, fulgurants et incommensurables qui vous habitent pour toujours, ensuite, concentrés et dilatés en même temps, comme Cacilhas, pour moi, cet hiver 2007, mais à quoi sert de dater ?

Sans que je le sache, l’instant où j’achète mon premier ticket à Cais do Sodré, pour aller voir ce café, de l’autre côté du Teijo, puis ma course sur la passerelle de tôle sous les sirènes du départ, au milieu de la foule sombre, lancent dans l’espace-temps un immense arc qui me dépasse
passant par Alexandra, traductrice franco-portugaise, rencontrée pour parler de la langue (de la chair des langues qui me passionne), à qui j’envoie quelques mois plus tard ma pièce à peine terminée, comme ça, en retour
puis par José, un ami comédien et metteur en scène qui interrompt sa lecture (il est passé en lui demandant : qu’as-tu à me faire lire d’intéressant ?) au bout de trois pages, stupéfait : mais elle parle de nous, là ? Parce que lui, il jouait déjà à Almada, la ville juste derrière le quai, il y a 30 ans, trois fois par jour, descendant à pied (maintenant il y a l’ascenseur de la Boca do Vento, la bouche du vent) entre les représentations pour grignoter à la hâte un poisson frit au Ponto final, à l’époque simple gargote, avec la troupe de Joaquim qui dirige maintenant le TMA, quelques centaines de mètres plus loin, derrière la falaise, l’immense Teatro Azul où José va créer Marzïa, en portugais, en janvier dernier
(créée en portugais avant de l’être en français !)
et, sous les lampions œil de poisson du festival de l’été précédent, m’inviter à en faire la scénographie, à revenir à Cacilhas-Almada en décembre et janvier pour travailler, suivre les répétitions, fouiller le stock de costumes et patiner la piscine en mosaïque de contreplaqué à l’éponge dégoulinante, logée dans la petite chambre du théâtre et broutant mes petits gâteaux le matin comme si je n’avais pas bougé pendant 4 ans, comme si toute la ville d’Almada dont j’ignorais l’existence à l’époque s’était construite à toute vitesse autour de moi, et de José, d’Alexandra, de Joaquim et des comédiens dont Alberto qui habite sur le quai, le quai de Cacilhas, de l’autre côté de la Boca do Vento, on ira le chercher un matin pour aller aux puces de Santa Gracia
Comment pourrais-je savoir, quand je marche sur le quai à écouter les fantômes, qu’un jour, ils prendront vie sur scène, là, juste derrière la falaise (Estreia mundial, dira l’affiche du spectacle placardée dans toute la ville, première mondiale, le spectacle qui parle de vous !) et que je connaîtrai même quelqu’un qui habite l’une de ces baraques sublimes et sauvages au bord du Tage, un comédien formidable qui fera naître sur scène Nuno, le mari muet de Marcia, perché sur sa moto à marrons chauds ?
Comment deviner, en attrapant mon premier livre d’Antonio Lobo Antunes dans la bibilothèque, tout ce qui va s’enchaîner ?

C’est le temps, voilà, l’espace-temps, et nous dedans, qui passons, qui le traversons si brièvement.
La force de nos sensations l’explose, de nos émotions, le ratatine, le plisse ou le dilate ; le temps feuilleté, tiède, saupoudré de cannelle ou de sucre glace, qui craque sous la dent ; le temps et l’espace complètement imbriqués ; c’est cela que je découvre, là-bas, et qu’il sait parfaitement écrire/décrire, lui, Lobo Antunes, d’une façon éblouissante Quand je lis l’un de ses livres, je le sens poser chaque instant de chaque vie de fiction quelque part dans l’espace, tout autour de moi, petit point brillant qu’il m’emmènera trois phrases ou chapitres plus tard retrouver, relier à un autre instant, d’une autre vie, d’un autre lieu, dans un extraordinaire réseau vertigineux et lumineux
mais comment raconter ça au public, derrière l’écran de la télé, lui aussi constitué d’une infinité de petits points de lumière ? Comment donner envie à des inconnus l’envie, l’urgence de plonger dans cette écriture, tête baissée ?

Vaut-il mieux qu’un journaliste qui a lu ses romans prenne le temps de lui poser des questions intelligentes ou, au contraire, brosser son portrait fulgurant, plein d’images et de sons intercalés, dans un kaléidoscope qui nous laisse essouflés ? Que préférer : le reportage in situ, dans Lisbonne ou dans son appartement, ou l’invitation sur un plateau de télévision, en direct ? Et si c’est en direct, qu’est-ce qui le met le plus en valeur: l’inviter seul ou avec d’autres personnalités? Et, si avec d’autres, qui?: d’autres auteurs, des journalistes, des spécialistes, une actrice ?
Main sur la souris, je visionne une émission après l’autre.
Hein, quoi, qu’est-ce qu’il vient de dire ?
Je rembobine, délai cerveau-doigt sur le clic droit, les chiffres défilent, et le son à l’envers comme dans les vieux Revox sonne comme une langue étrangère. Comme le portugais, mon premier hiver, mais quand je reviens travailler au TMA, immergée dans cette langue (dans laquelle il écrit, lui, Lobo Antunes, la langue qu’il a dans la tête, parfois intraduisible, et que je n’entendrai jamais parler puisqu’il parle français aussi), quand j’y retourne, ensuite, à chacun de mes voyages, plongée dans cette langue, je la comprends et elle envahit mes rêves : ja passa ouma smane, chom’ch pront’ch ?,
perfeïtou, potch continouar aqui...etc.
Quoi ? Qu’est-ce qu’il vient de faire, l’écrivain ? Un bras d’honneur, devant la caméra ? Rembobine, rembobine.

Lui aussi, dans ses livres, il rembobine les vies de ses personnages, à toutes les vitesses, dans tous les sens, il fait du montage, sauvage, complexe, multiple et graphique comme une partition d’opéra.
Comment percer le mystère de cette écriture à quatre dimensions, l’incroyable force de la langue foisonnante et liquide qui relie ces mondes et le cerveau qui les pense et les bâtit, et les déploie autour de nous et disgresse pour mieux les dire, sans jamais nous perdre, au contraire? Et faut-il percer le mystère ?
Septembre 2011 : je suis assise, main sur la souris, dans le fauteuil rembourré qui bascule et pivote, je joue un peu avec puis je regarde l’écrivain à 58 ans, à 62 ans, en veston bleu marine, en manteau, en chemise blanche, en chemise bleue, dehors, dedans. J’accélère, je rembobine, je réécoute, et je le regarde (non, je le visionne) même quand je rembobine, cet homme, fascinée par ce qui se passe dans son cerveau, par cette transe de travail qu’il affine, jour après jour, de plus en plus difficile, il dit en soupirant (et ce n’est pas une pose), dont lui-même ne contrôle que la durée, en attente du lâcher prise, du moment où sa main va s’élancer, je le visionne de tous mes yeux, de toutes mes oreilles, j’en oublie de respirer, mon thé devient froid dans le petit bol vert
que vais-je apprendre qui va m’envoyer direct à la librairie rafler tous ses romans pas encore lus et m’y plonger en abandonnant toute vie extérieure ?
(car c’est cela, non, le but de ces émissions ?)
et qu’est-ce que cela m’apporte de voir cet homme parler, sourire avec ces lèvres fendues de clown triste, glisser sa main sous son veston, contre son cœur, ou bien écouter des questions plus ou moins intéressantes, bras et jambes croisés ?
et pourquoi ce mot, “atroce”, dans chacune de ses interviews, quelle que soit la durée ou l’année ? (une guerre atroce, la norme est atroce, c’était atroce...)

Cet écrivain contient mille personnes à la fois qui parlent éternellement et simultanément par sa voix, par ses mots à lui, et qui lui survivront, tant que l’être humain ou quelqu’un, quelque chose saura lire (ou même parler, car s’il n’y a plus de livres, nous pourrons toujours apprendre ses textes par cœur pour nous les transmettre), alors que nous importe la couleur de son pull, ce jour-là, qui le cantonne à un seul corps, à un seul moment, aussitôt basculé dans le passé ?
Pourtant, je retourne à l’Ina, un autre matin, visionner d’autres émissions que Joëlle a fait numériser pour moi, pour ce projet, je visionne, je continue de visionner, fascinée par ce que ces captations de lui m’apprennent de nouveau ou par ce qu’il répète d’année en année, au contraire ; par ce qui paraît sincère, jailli malgré lui, ou ce qui semble préparé. Avec cette question qui commence à tourner au fond de moi : L’homme qui écrit nous importe-t-il plus que ce qu’il écrit ? et une autre : Comment, mais comment ça marche, à l’intérieur de lui ?

18 Mars 2000. Plan américain : Antonio Lobo Antunes, assis sur son canapé, derrière lui une grosse lampe allumée, une assiette peinte avec un gendarme ? un soldat ?, et soudain, magie du montage, un chat apparaît sous son bras, un gros chat genre siamois, brun, qui essaie de se pelotonner sous son aisselle, et soudain un deuxième chat apparaît, de l’autre côté, escaladant l’autre bras. L’écrivain traduit dans tellement de langues, et 13 fois en français (cette année-là) parle d’écriture, rien à voir avec les deux chats qui pourtant ont l’air très familiers, comme s’ils faisaient partie de son corps ; l’un des chats tourne le dos, sa queue traverse l’écran, l’autre nous regarde droit dans les yeux et LÀ, quelque chose se déchire dans l’espace-temps, un voile très fin derrière lequel j’entrevois soudain ce qu’il essaie de faire avec ses mots, son travail, la vie. Ces quelques secondes entre lui et ses chats ouvrent une brèche dans la peau élastique qui recouvre la chair palpitante de notre quotidien, de nos vies éphémères.

16 mars 2000 : à la fin d’un reportage fulgurant, sur le commentaire élégiaque, en voix off “et l’écriture devient torrent, emporte les lecteurs au cœur d’une pensée jaillissante qui recouvre le monde...”, il sourit de façon désabusée (mais cela n’a pas été enregistré au même moment, je le sais, ce n’est pas parce que j’entends cette voix pendant qu’il sourit qu’il a souri à cela !) et moi, dans la bibliothèque derrière lui, je me demande à qui appartient cette petite peluche de dinosaure ou de rhinocéros bleu clair.

Janvier 2002 : dans la pénombre du musée Dapper, Frédéric Ferney lui fait écouter Miles Davis : son visage s’éclaire, son regard s’approfondit et il murmure : “C’est comme Schubert, ça commence à jouer et vous vous demandez : pourquoi j’écris ?”

Emission après émission, je regarde cet écrivain que j’ai choisi parce que son écriture me transporte, me semble unique, et l’essence même du roman. Il ressemble à n’importe qui, c’est à dire, il est absolument singulier mais je ne trouve pas de trait caractéristique, (caractéristique d’écrivain, encore moins) pour le décrire. C’est un humain du 21° siècle, né dans le 20°, en 1942 (est-ce important, ce chiffre ? pourquoi pas sa date de naissance, plutôt, donc la saison, et le temps qu’il fait à chacun de ses anniversaires, ou encore l’heure précise à laquelle il est né : le jour ou la nuit ?)
un homme qui passe la majeure partie de son temps à écrire, filmé par la télévison au gré des occasions littéraires et franco-portugaises, (pourrait-il soudain, comme d’autres hommes de sa génération rencontrés au Portugal, se mettre à réciter des poèmes entiers d’Eluard ou de Victor Hugo, au-dessus de son assiette d’açorda fumante ? mais personne ne le lui demande)
et il me rappelle ces vieux poètes invités à l’Alliance française le 15 février 2007 pour une soirée (sur mes talons achetés à la hâte aux Amoreiras, pour l’occasion) tous ces hommes qui ne se parlaient pas mais se serraient la main, épaule contre épaule, l’air de tant partager (ils ont fait la révolution, tu sais, me chuchote Claire à l’oreille).

Antonio Lobo Antunes est un être humain, il vieillit d’émission en émission, ses cheveux blanchissent, il fume des cigarettes qui trahisssent le montage des images, il répond aux questions, raconte qu’il est sourd, qu’il a eu la tuberculose à 4 ans, qu’il aimait son grand-père, qu’il a deux filles, qu’il a fait la guerre d’Angola avec un capitaine fou de littérature mort récemment, qu’il écrit avec les deux mains alternées (tout dépend quoi) ou qu’il croit en la magie de la médecine africaine
et tout cela n’explique rien.
Je ne peux pas expliquer mes livres, il dit, parce que je ne les lis pas, je les écris.
Voilà.
Plus ces émissions prennent le temps de le laisser parler, plus on approche du cœur de son écriture, SANS JAMAIS LE TOUCHER.
Si bien pensés qu’ils soient, si patients, si humains ou si cultivés, “offrant du temps et du silence aux invités, pour entendre la pensée s’élaborer”, comme dit Philippe Lefait, aucun de ces reportages ou entretiens ne peut expliquer comment ça marche dans la tête de cet écrivain, ni ce qui fait le chemin de son cerveau au papier via le stylo et la main. Et tant mieux. Toutes ces émissions tournent autour du pot, de l’homme, des thèmes, de la langue, du rapport réel/fiction, de l’impossible explication
PARCE QU’IL FAUT LE LIRE
Plus les émissions tentent d’aller loin dans leurs questions, plus j’ai envie d’arrêter mon visionnage pour aller le lire.
Plus elles sont intelligentes, fines, subtiles, plus elles nous crient qu’on ne peut pas expliquer comment ça marche, l’écriture, ni ce qui fait qu’un simple troupeau de mots noirs, de chiens dans la neige, sur une simple page rectangulaire peuvent nous transpercer soudain, nous soulever de terre ou nous assommer,
ni la matière ou la nature de cette émotion, de cette relation extraordinaire d’humain à humain qu’est la littérature.
Même si on lui ouvrait le crâne (à lui, ancien médecin, tiens !), même si on le truffait d’électrodes pendant qu’il travaille sur ses étranges brouillons multicolores, personne ne comprendrait jamais comment il fait pour contenir tant de mondes en lui, qui se recréent sans cesse, ni comment il peut, juste avec des mots, de simples mots raturés, corrigés, travaillés 10 à 13 heures par jour mais de simples mots écrits avec de simples stylos sur de simples feuilles d’ordonnances, nous les faire si complètement partager, et y croire, et les vivre, et les conserver en nous, longtemps après, comme si nous, nous aussi, nous y avions vécu, pour de vrai.

Alors quoi ? “Quelqu’un qui n’est pas oublié par l’oubli”, dit-il en septembre 1999, dans un grand sourire plissé. Silence d’incompréhension. Un ange passe, sur sa moto à marrons chauds, et ce moment étrange et rare est enregistré par la télévision. A l’heure qu’il est, Antonio Lobo Antunes est peut-être en train d’écrire, quelque part dans l’espace- temps feuilleté de sa tête qui contient l’espace-temps tout entier, le dépasse infiniment et n’en est qu’une miette, simultanément ; en train d’essayer, avec son stylo, sa main, son cerveau, son corps tout entier, de “percer le secret de la vie vécue”, comme il dit. Peut-être que, de temps en temps, l’un de ses chats traverse nonchalamment la pile multicolore de ses pages. Le temps passe autour de lui en train d’écrire, même quand la nuit tombe sur le Tage. Et moi, comme chacune et chacun de ses lectrices et de ses lecteurs, j’attends que ses mots m’ouvrent la porte des nouveaux mondes qu’il traverse et qui le traversent, pour reprendre ma plongée dans son écriture électrique, sensorielle et vertigineusement humaine, infinie et tellement plus réelle que le réel.

Aucun commentaire: